L’imprévu

Nous savions que nos vies seraient conditionnées par les marées, le vent et les courants ; c’était même une de nos motivations. Nous savions que nos choix seraient arbitraires, qu’entre le « trop de vent », « pas assez de vent », « bon vent mais trop de vagues » et « vent mal orienté », il faudrait trancher. Laisser la place à l’imprévu ne cesse pourtant de nous surprendre.

photos prises par notre reporter de navigation, Charlotte

Brest ne faisait pas partie des escales planifiées initialement, mais elle offre un abri salutaire devant l’accumulation des alertes météo. Au vu des prévisions, nous devrions y rester cachés un bon moment. Nous étions au courant pour le dérèglement climatique, mais pas encore préparés à affronter une tempête tropicale au large des côtes bretonnes. Nous avons donc quitté Camaret-sur-mer, sa baignade au milieu des falaises et le tournepierre à collier qui venait nous saluer chaque matin dans le cockpit.

À Brest, bien plus qu’un abri, nous découvrons tout d’abord un port (Moulin Blanc) bien équipé, où on peut croiser de vieux gréements et des trimarans de course. Nous en profitons pour contacter un chantier pour les ajustements du gréement et effectuer quelques travaux inévitables. Les escales dans les grandes villes sont propices aux réparations (nous avions déjà fait réparer le Spi à Cherbourg). Au début, les alertes météos sont très abstraites, une menace lointaine qui n’empêche pas de profiter du calme avant la tempête. Charlotte découvre une petite piscine d’eau de mer, dans l’enceinte même du port, qu’elle peut rejoindre en paddle. Découvrir hors saison l’immense musée-promenade-aquarium d’Océanopolis est un luxe qui nous permet de prolonger et répéter la visite autant que souhaité. Ensuite, nous poussons jusqu’au centre-ville, qui vaut bien mieux que les faubourgs (comme dans beaucoup de villes). Le hasards des déambulations nous fait prendre le téléphérique et découvrir des ateliers hors du commun ou plutôt, des ateliers mis en commun, un lieu unique qui donne envie de s’y attarder : les ateliers des Capuçins. Non loin de là, la rue pavée Saint-Malo, découverte également au hasard d’un escalier de pierres, est une autre invitation au voyage communautaire.

Après 48 heures, la météo devient concrète et nous sentons pourquoi nous avions dû nous réfugier ici. Le vent et la pluie sont arrivés. La terre sèche avait besoin d’eau. Nous sommes soulagés d’être à l’abri.

Ce n’est pas la première fois qu’une ville nous surprend. Roscoff nous avait offert 2 visages opposés : le premier débordant de flâneurs, rendant la chasse-à-une-place-en-terrasse hasardeuse, et le second vide, au lendemain de la fête de l’oignon, dernière festivité folklo-touristique. Où s’étaient évaporés les visiteurs de la veille ? Où s’était volatilisée cette marée humaine ? Nous nous étions réveillés dans un port désert, des plages inoccupées (mais accueillantes).

Les prévisions météo nous faisaient quitter Roscoff un jeudi ; la réalité du vent nous a fait appareiller à l’improviste la veille au soir. Nous commencions à être rodés ; la préparation du bateau accélère au fil du temps. Bien synchronisés, le courant électrique est expédié, les vannes sont fermées, les hublots verrouillés, les portes bloquées, tout est attaché, les gilets, harnais et balises enfilés. Nous avons alors découvert quelques avantages au départ improvisé. Tout d’abord, l’absence de regret, ou de « dilemme du dernier jour » quant au choix des activités de la dernière journée. Désormais, chaque journée est la dernière. Ensuite, l’absence d’appréhension (de la houle, des vagues, du mal de mer), l’absence de temps pour avoir peur. La peur est peu utile. Enfin, la navigation de nuit est très particulière. En tant que parents, elle nous rassure : elle épargne une navigation à Charlotte, qui préfère la vie au port et à la plage. En tant que parents, elle nous effraie aussi : ce que nous avons de plus cher au monde est enfermé dans cette boîte sans freins, lancée dans le noir à la force du vent. Il y a quelque chose de vertigineux à être éveillée la nuit, avec la responsabilité d’un navire, certes bien équipé avec tous les instruments modernes, mais qui avance dans l’obscurité totale, et est dépourvu de freins. Le plafond étoilé semble infiniment grand, la mer sombre infiniment profonde, et le vent nocturne infiniment froid (où est passé le soleil?). On comprend mieux les histoires de solidarité en mer, l’indispensable confiance qui soude les gens comme une famille. Les sons sont amplifiés et l’imagination travaille (un grincement par ici, un bruissement d’aile par là). En début de quart, le stress me tient en alerte. En fin de quart, la privation de sommeil et une imagination débordante remplacent tout ce que mes yeux ne peuvent encore voir. Même les périodes de repos sont agitées avec la mer bruyante tout autour. Aux premières lueurs de l’aube, j’entends une série de Ploufs autour du bateau. Mes yeux fouillent l’obscurité à la recherche du monstre à l’origine de l’attaque, une orque certainement, me persuade mon cerveau fatigué. Lorsque le soleil se lève enfin, la réalité éclate, il n’y a aucun danger : c’est un banc de dauphins qui accompagne joyeusement notre arrivée à l’Aber Wrac’h.

L’inattendu peut aussi se trouver dans les détails. Nous savions que nous allions naviguer. Nous attendions moins les autres transports. Charlotte aime le cheval, nous aimons le vélo : on trouve l’un et l’autre. Par contre, les « véloroutes » bretonnes n’ont rien à voir avec les RAVeLs belges : ici, de simples marquages peints sur des routes trop étroites et très fréquentées sont un vrai test d’agilité et de sang froid. Peut-être aussi inspirons-nous la pitié – ou la curiosité – mais nombre de conducteurs insistent pour nous véhiculer. Je n’étais jamais montée dans la voiture d’un inconnu. Il faut une première à tout. Me voici tantôt à bord de la camionnette du gérant du Super U, tantôt à bord de la voiture d’une autre cliente.

Les surprises encore viennent des rencontres en mer, lorsque nous retrouvons un de nos mentors de retour des Açores alors que nous descendons vers le Sud. Les surprises nous font parfois hésiter sur des fenêtres météo, sur des décisions à prendre, mais plus nous avançons, plus la confiance s’installe… même en planque pour cause de tempête tropicale.

Publié par Anne-Lise

En pleine crise de la quarantaine au moment du départ, elle n’avait jamais navigué avant la naissance du projet. Cependant, elle vient d’une famille où le voyage est permanent, souvent pour étudier, pour travailler, pour sauver sa peau (parfois) ou par amour (aussi). Petite fille, elle aimait beaucoup l’école, donc ce projet a été un excellent prétexte pour retourner à l’école (le bateau, les télécommunications, les langues) ou apprendre sur le tas (à gérer le mal de mer, à gérer les stocks et l’énergie, à se débarrasser du superflu). Se retrouver en famille et renouer avec l’essentiel est l’atout majeur de ce projet.