Le sablier

Il y a des étapes dans un voyage : première nuit, premier mois, demi-année, demi-tour. Le point le plus Sud de notre périple était El Hierro, qui marque le demi-tour, son temps de pause et de bilan. Ensuite, le temps semble filer. Bien sûr, il reste des miles nautiques à parcourir, des îles à découvrir et des émotions à ravir, mais tout de même : vers le Nord, vers « la maison ».

Nous avons changé notre rapport à la distance et au temps, à la météo, au vent, à la mer et aux éléments. Au-delà des dauphins, des raies et des tortues, les besoins se sont transformés et les frustrations se sont effacées.

Le voyage est aussi intérieur. Même au-delà des nuits de quart, la fatigue peut surgir car l’absence de routine est aussi plus exigeante que le confort douillet du quotidien. Nous sommes clairement sortis de notre zone de confort et notre adaptation demande de l’énergie. Nous avons vécu les émotions de l’effort, lorsque l’émerveillement des escales est décuplé par l’effort pour y parvenir.

Nous avons beaucoup appris en chemin, sur la mer tellement imprévisible, sur les gens, sur le monde, et aussi sur nous. Le bateau en soi est une école puisqu’il combine les nécessités d’une habitation et les contraintes de la mer. Nos expériences sont régulièrement partagées, au contact des bateaux voisins. Les échanges sur les pontons ne se limitent pas à la technique et la mécanique, mais s’invitent aussi dans la cuisine, les langues, la musique. Au fil des amitiés, les progrès sont palpables, pour petits et grands. Vivre l’évolution et l’épanouissement de son propre enfant au contact des autres est un privilège inestimable. J’avais imaginé, avant le départ, que les amitiés en route seraient forcément nouvelles et superficielles. L’un et l’autre sont faux. En mer, on partage les galères et les joies, on se sépare et se retrouve, l’ascenseur émotionnel est bien huilé. D’autre part, les amis de longue date restés à terre se manifestent plus que jamais. On dirait que la distance est propice aux confidences, aux révélations, aux épanchements. A moins que ce ne soit pas la distance, mais plutôt le temps, la possibilité d’écoute, qui favorisent les échanges. La famille aussi reste très présente, les liens déjà soudés ne se laissent pas distendre par la distance.

Nous n’avons pas réussi la déconnexion, pas même avec le monde du travail. Travailler sur un bateau peut avoir un côté gratifiant et décalé : on répare les bobos d’inconnus sur le ponton, parfois en échange d’un pain aux noix (une rareté sur les îles) ou d’un conseil pour la cuisson de la chayote (tout aussi précieux)… Et on s’émerveille de la confiance que nous témoignent nos patients improvisés dans nos cliniques improvisées. Par contre, devoir soigner nos propres bobos, notre propre famille, revêt une toute autre charge émotionnelle, pas toujours bien gérée.

Les Canaries en hiver nous avaient offert un contraste frappant entre sa face déserte, volcanique, sauvage, féerique, colorée, exubérante, et puis sa face sombre, surpeuplée, saccagée, ravagée par le tourisme de masse. Madère au printemps a été un émerveillement bienvenu, un équilibre entre les cascades sauvages, les jardins harmonieux et les villes aérées. Ainsi, nous comprenons que remonter vers le Nord a ses avantages. Nous avons hâte de découvrir ce que nous réservent les Açores.

Publié par Anne-Lise

En pleine crise de la quarantaine au moment du départ, elle n’avait jamais navigué avant la naissance du projet. Cependant, elle vient d’une famille où le voyage est permanent, souvent pour étudier, pour travailler, pour sauver sa peau (parfois) ou par amour (aussi). Petite fille, elle aimait beaucoup l’école, donc ce projet a été un excellent prétexte pour retourner à l’école (le bateau, les télécommunications, les langues) ou apprendre sur le tas (à gérer le mal de mer, à gérer les stocks et l’énergie, à se débarrasser du superflu). Se retrouver en famille et renouer avec l’essentiel est l’atout majeur de ce projet.